Les hommes qui marchèrent sur la queue du tigre

by - décembre 01, 2019



Entre Akira Kurosawa et la Toho, ce fut une grande histoire, collaborant ensemble pendant de nombreuses années et signant un nombre considérable de films que je considère comme des chefs-d'oeuvre. Cependant, à ces débuts, il fut loin d'avoir la même liberté d'action, que ça soit à cause de la guerre, la censure ou du studio. Son premier long « La Légende du Grand Judo » ne doit son salut qu'à l'intervention de Yasujiro Ozu qui défendit le film, mais cela n'empêcha pas "la censure" de l'amputer de près de 18 minutes, l'accusant entre autre d'être trop « anglo saxon ». « Le plus Dignement » qui sort par la suite et qu'on considère à tort comme un film de propagande, pervertit son sujet pour laisser transparaître son humanisme, tout comme lorsqu'il signe à contre cœur « La nouvelle Légende du Grand Judo » pousser par la Toho qui souhaitait une suite au premier qui fut un succès.

Après avoir retrouvé une dernière fois Sanshiro Sugata, il a envie de transposer à l'écran un des scénarios qu'il a écrit. « The Lifted Spear » porte sur des événements se déroulant pendant l'époque Sengoku, période dites des provinces en guerres. Hélas, nous sommes toujours en guerre et les crédits ne sont plus suffisant pour financer un tel projet. Il laisse ainsi tomber ce scénario, pour se concentrer sur un projet d'une envergure plus modeste, qui se plonge dans le patrimoine culturel japonais et qui se nomme « Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre » ! 



Le seigneur Yoshitsune, accompagné de six de ses hommes, est poursuivi par les sbires de son frère, le shogun Yoritomo. Déguisés en moines, leur seule échappatoire réside dans la traversée d’une frontière surveillée de près. Avertis du danger qui les guette par leur porteur, ils prennent la décision de faire passer Yoshitsune pour un simple subalterne. Méritants ceux qui sauront marcher sur la queue du tigre… sans le réveiller.

On dit qu'Akira Kurosawa a écrit ce film en un jour et cela ne me surprendrait que peu, tant il a toujours tenu à avoir de bonnes histoires, mais aussi à participer à l'écriture du scénario. Et il confirme ici, cet amour naissant pour les adaptations d’œuvres tierces, que ça soit du kabuki (Gohei Namiki) ou des romans. Un attrait qu'il confirmera avec des films qui emprunteront à William Shakespeare (Ran, Le Château de l'Araignée, Les Salauds dorment en paix), Fiodor Dostoïevski (l'Idiot), Maxime Gorki (Les Bas fonds) ou encore Ed McBain et Georges Simenon (Entre le ciel et l'enfer, Chien Enragé), tout en apportant à chaque fois sa culture et son regard.

Dans ce qui est ici son quatrième film, Akira Kurosawa nous raconte un morceau de l'histoire du Japon, par le prisme de deux auteurs. Le dernier ayant adapté le premier. On trouve d'abord « Ataka », une pièce du théâtre No, écrite en 1465 par le dramaturge Kanze Kojiro Nobumitsu, puis une pièce de théâtre Kabuki qui s'intitule « Kanjincho », écrite par Gohei Namiki en 1840. Toutes les deux qui sont des classiques dans leurs répertoires respectifs s'inspirent tous de l'histoire de Minamoto no Yoshitsune. Elles nous racontent de manière romancer la fuite du frère du Shogun entourés de ses fidèles, dont un moine soldat du nom de Benkei. Ils devront faire preuve d'intelligence et de ruse pour s'en sortir et mettre à l'abri leur seigneur.



Cette histoire si l'on regarde les faits historiques, elle exhorte bien le don de soi, le sacrifice, la fidélité et le culte du chef. Et accessoirement, cela se finit mal pour Yoshitsune ! Mais ce que nous raconte Akira Kurosawa est bien différent de ça, car il en modifie la gravité, en ramenant au milieu de ça, le personnage du porteur joué par l'artiste Ken'ichi Enomoto (Enoken). C'est un élément comique, presque burlesque et anachronique, qui semble toujours en décalage par rapport à ce qui se passe à l'écran. Ce porteur aux mimiques prononcés apporte un regard extérieur, sur des affaires qui ne concernent habituellement pas les gens de sa classe. D'ailleurs il se moque de cette querelle fratricide, rappelant s'il ne le fallait, la stupidité de cette situation, sans savoir qu'il parle à ce moment-là devant Yoshitsune et ses fidèles. Infligeant alors ici, le déclassement de leurs personnes dans la société du shogun Minamoto no Yoritomo.

Le scénario est assez éloigné de la tradition (Même si la censure japonaise n'était pas loin de l'interdire) et cela permet à Akira Kurosawa de développer les prémices de ses thèmes qu'on retrouvera tout au long de sa carrière, le tout teinté d'un humanisme toujours plus affirmer. On peut parler ici de la figure du héros que Kurosawa commence a explorer avec le personnage de Benkei, dévoué et prêt au sacrifice, la relation maitre/élève avec l'exemple de Yoshitsune et Benkei qu'on peut pressentir, ainsi qu'une certaine idée de l'antimilitarisme du réalisateur (ici c'est la recherche du non conflit permanent qui me fait dire ça) qu'il développera encore plus profondément au cours de sa carrière.

« Qui marche sur la queue du tigre » (autre titre du film) n'est pas qu'un scénario extrêmement bien ficelé, c'est aussi un film qui digère à sa manière le théâtre kabuki et le théâtre No. Il garde l'aspect énergique du premier et le côté solennel du second, en plus d'insuffler cette inspiration à sa mise en scène.

Comme dit plus haut, le film est à cause de la guerre économe en moyen. Ils filment dans une forêt qui se situe a proximité du studio et seul le passage au poste-frontière est tourné en studio. Mais a aucun moment cela ne limite A. Kurosawa dans ses mouvements, toujours précis, simple et plein de sens, dévoilant une mise en scène millimétré qui rappelle une scène de théâtre No. Chaque personnage est à une place bien spécifique, occupant son rôle et l'espace avec soin. Le montage apporte par son soin le rythme suffisant pour que l'intrigue avance sans s'égarer. Quant au point d'orgue du film, c'est un modèle du genre, ou deux groupes s'affrontent, menés par deux hommes d'expérience, Benkei d'un côté et Togashi de l'autre. Le réalisateur installe un duel intense, l'un interroge l'autre sous les yeux des autres personnages. La tension qui s'en dégage est vive, le suspense aussi, notamment lorsque Benkei déclame le contenu d'un rouleau qu'il n'a pas. Le montage qui alterne entre les gros plans des différents personnages accentue cette attente que le film entretient, à savoir est ce qu'ils vont être découverts par le garde frontière ?

Le casting quant à lui est à la hauteur ! On y retrouve Takashi Shimura qui collaborera près de 20 fois avec A. Kurosawa, ainsi que Masayuki Mori, Akitake Kono et Yoshio Kosugi, tous dans les rôles des faux « moines » qui accompagnent Yoshitsune. Toutefois, il y a en trois qui sortent du lot ! Tout d'abord, Ken'ichi Enomoto qui m'a épater du début à la fin grâce notamment à son jeu; puis Susumu Fujita, le « Sugata Sanshiro » de Kurosawa ! Il joue de la naïveté de son personnage avec beaucoup de finesse, se montrant tour à tour curieux, courtois et méfiant, une performance essentielle pour tenir la dragée haute à celui qu'il a en face, à savoir Denjiro Okochi, l'acteur qui jouait son mentor dans la Légende du Grand Judo et sa suite. Il incarne Benkei, le second de Yoshitsune, un moine soldat (yamabushi) légendaire de l'histoire du Japon, qui guide cette troupe. Et entre sa présence naturelle qui suinte le charisme et la maîtrise de son jeu, il porte littéralement le film sur ses épaules.



Les hommes qui marchèrent sur la queue du tigre – 24 Avril 1952 – Réalisé par Akira Kurosawa

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