l'Ange Ivre

by - juin 14, 2018



Un an avant ce film, Akira Kurosawa sortait le mélancolique « Un Merveilleux Dimanche ». Histoire d'une déambulation, ou tels les les battements d'un cœur, un jeune couple, symbole d'une jeunesse sacrifiée, tentait de faire vivre leur rêve, dans un Japon d'après guerre atone, qui ne demande qu'a repartir de l'avant. C'est un film ambivalent, à la fois très dur mais aussi sacrément optimiste, qui nous laisse complètement tétanisé lors d'une scène fabuleuse face caméra, qui brise instantanément le quatrième mur, pour s'adresser à ses concitoyens. Si la carrière de A. Kurosawa fut marqué par sa collaboration avec Toshiro Mifune (16 films), les prémices de la guerre, le conflit et sa fin, sont autant de stigmates que les jalons parcourant le début de sa carrière. L'histoire de « L'Ange Ivre » c'est un peu la sienne, mais aussi celle du Japon, la grande, avec ces innombrables contradictions …

« Appelé en pleine nuit à soigner un jeune gangster pour une blessure à la main, un médecin alcoolique décèle une affection plus grave, la tuberculose. Il tente de soigner le jeune homme qui ne veut rien entendre, et malgré les disputes et les menaces, il se prend d'amitié pour lui. Le chassé-croisé des deux hommes que tout oppose trouvera une issue tragique dans les milieux violents de la pègre japonaise. »

« L'Ange Ivre » est une merveille de film a l'équilibre toujours juste, oscillant entre deux mondes en apparences irréconciliables. La dualité du monde telle que la voie Kurosawa n'est pas un handicap, c'est même l'une des caractéristiques de sa filmographie, car dans le fond elle n'est pas manichéenne et que la nuance c'est nous les hommes, femmes et enfants de son récit qui l’apportons. Comme ici avec « L'Ange Ivre » ou un médecin, avec un fort penchant pour la bouteille essaye de soutenir un yakuza du nom de Matsunaga, qui perd peu a peu sa place dans son monde.


Sur bien des points, ce « Drunken Angel » (Titre Original Anglais) est le film des commencements. Toshiro Mifune joue pour la première fois dans un film de Kurosawa, ce qui était pour lui sa troisième expérience devant la caméra; c'était aussi la première fois pour Takashi Shimura dans un premier rôle chez A.K, lui qui était jusque la cantonné aux seconds rôles chez lui et enfin il s'agit de la première confrontation entre ces deux immenses acteurs. C'est aussi le deuxième départ de sa carrière après « La Légende du Grand Judo », qui si la situation semble similaire (censeur américain) est pour Akira Kurosawa, le premier film dans lequel il peut réellement s'exprimer ! Pour cela, il s'attache à nouveau les services de Keinosuke Uekusa son ami d'enfance, avec lequel il avait déjà écrit « Un Merveilleux Dimanche ». Le premier s'attelle à décrire le monde des yakuza, pendant que le second fouille dans sa mémoire, pour trouver le personnage du médecin, et enfin le film.

Tout s'articule alors autour d'une mare, élément central d'un décor immense, que le réalisateur à repris du film « Le Nouvel age des fous » (1947) construit par Takashi Matsumaya et qui sert de point de passage aux divers personnages. A la fois pivot central du récit et véritable poumon où les personnages se croisent, se rencontrent et se séparent, elle est une métaphore vivante du japon d'après-guerre, ainsi que de l'état de nos deux personnages principaux. Car l'eau ici est un symbole d'unité (celle du japon) et de vie (Matsunaga/Sanada), mais celle ci ne remplit plus son rôle, elle est noire, sale et nauséabonde, bref c'est une mare à l'agonie. Le Japon n'arrive plus à mettre un pied devant l'autre. Matsunaga voit sa vie se dégrader par la tuberculose, ou comme le docteur Sanada qui est tout aussi médecin qu'alcoolique, seul son devoir ne le fait pas basculer.


Et c'est dans ce jeu d'ombres, pleins de rancœurs, de haine et de regret que le film s'épanouit
, Matsunaga qui court après un avenir qui se dérobe sous ses yeux, Sanada qui ne cesse de se remettre en question, lui comme sa profession et qui permettent a Akira Kurosawa de dérouler ses thèmes fétiches. Il est toujours question de « double », Matsunaga/Okada, un homme pour une seule place ou encore docteur Sanada/docteur Takahama l'échec vs la réussite, mais aussi de relation maître/élève, notamment entre Sanada et Matsunaga; puis d’héroïsme, d'un coté le docteur qui fait son possible pour aider son patient et de l'autre un yakuza qui découvre l'altruisme pour préserver le médecin qui l'a soigner. Un récit noir, presque déprimant, mais où la lumière au bout du tunnel se trouve dans la rédemption.


Quant à la réalisation de Akira Kurosawa elle est une fois de plus de qualité, je dirais même presque parfaite ! Le film est beau, agréablement rythmé, monté, avec un noir et blanc subtil, habilement travaillé par Takeo Ito, les plans sont composés à la perfection, avec une belle profondeur de champ, rien n'est laissé au hasard et les décors de Takashi Matsumaya aussi ! Que cela soit le décor central, ou les divers cabinets et appartements que l'on découvre tout est pensé pour servir la mise en scène de Akira Kurosawa. Des lieux de vies, dans lesquels les personnages prennent toutes leurs places, où les détails sont autant de points qui enrichissent l'image, que la scénographie mise en place par le réalisateur. A cela on peut rajouter la composition musicale essentielle de Fumiyo Hayasaka, qui revient continuellement, et qui sert de marqueur pour les divers personnages, comme lorsque le patron yakuza revient en ville, un détail en apparence anodin mais qui en dit en fait énormément, on ne fait pas que voir le changement, on l'entend !


Le casting quant à lui est pétri de talent ! On trouve parmi les rôles secondaires, Reizaburo Yamamoto dans celui de Okada, Michiyo Kogure dans celui de Nanae, Chieko Nakakita dans celui de Miyo ou encore Noriko Sengoku dans celui de Gin, des personnalités avec beaucoup d'aisance et de talent qui servent à merveille nos deux acteurs principaux que sont Takashi Shimura et Toshiro Mifune. De nos jours on ne les présente plus, mais à l'époque de ce film, ils n'étaient pas encore les acteurs confirmés qu'ils furent, Takashi Shimura n'était qu'un second rôle récurrent chez A.K et Toshiro Mifune débuté à peine dans le métier. Tous les deux trouvent ici un rôle à leur hauteur, celui d'un docteur, alcoolique et dépassé par la vie autour de lui pour le premier et un yakuza dragueur, hâbleur et rebelle qui mène une vie de débauche. Takashi Shimura fait preuve d'une grande finesse dans son jeu, toujours à la frontière de la colère et de la lassitude complète, que ses gestes et surtout ses yeux laissent transparaître. Une belle performance qui se fait hélas presque vampiriser par celle du futur grand Toshiro Mifune. Une première chez A.K pleine de panache, de style et d'audace, a tel point que le réalisateur lui a laissé bien plus de place que prévu ! C'est une vrai révélation, une claque, un coup de poing, bref Toshiro Mifune impose son charisme et son charme indécent dès son premier gros rôle avec une aisance qui confère à l'insolence.
L'Ange Ivre - 27 Avril 1948 - Réalisé par Akira Kurosawa

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